André maurois


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André Maurois nouvelles

I
Thérèse à Jérôme
Evreux[67], le 7 octobre 1932.
J’ai lu ton livre… Oui, moi aussi, comme toutes les autres… Rassure-toi; je l’ai trouvé beau… Il me semble que, si j’étais toi, je me demanderais: „L’a-t-elle trouvé juste? A-t-elle souffert en le lisant?“ Mais tu ne te poses même pas ces questions. N’es-tu pas certain d’avoir été plus qu’équitable, magnanime?.. Quel ton pour parler de notre mariage?
Dans mon ardeur à poursuivre une femme imaginaire, compagne de travail autant qu’amoureuse, j’avais négligé d’observer en Thérèse la femme réelle. Les premiers jours de vie commune devaient me révéler un être à la fois prévisible et surprenant. J’étais un homme du peuple et un artiste; je rencontrais en Thérèse une grande bourgeoise. De sa classe, elle avait les vertus et les faiblesses. Ma femme était fidèle, modeste, intelligente même à sa manière. Mais on ne pouvait, hélas! imaginer personne moins faite pour partager une vie de lutte et d’apostolat spirituel…“[68]
En es-tu sûr, Jérôme? Et fut-ce à une vie „d’apostolat spirituel“ que tu m’associas lorsque, cédant à tes prières, je consentis, malgré les conseils de mes parents, à t’épouser? Tout de même, Jérôme, ce que j’avais fait alors était assez courageux. Tu étais, pour le public, un inconnu. Tes idées politiques effrayaient et exaspéraient les miens. Je quittais une maison riche, une famille unie, pour mener avec toi une vie difficile. Ai-je protesté quand, un an plus tard, tu me déclaras que tu ne pouvais travailler à Paris et m’entraînas vers ta maison de province, dans un pays désert et dur, avec une petite bonne terrifiée, la seule créature plus déshéritée que moi-même que j’aie rencontrée en ce temps-là? J’ai tout supporté, tout accepté. Longtemps même j’ai feint d’être heureuse.
Mais quelle femme pourrait être heureuse avec toi? Je ris parfois, amèrement, quand les journaux parlent de ta force, de ton courage moral. Ta force!.. Je n’ai jamais rencontré, Jérôme, un être plus faible que toi. Jamais. Aucun. Je l’écris sans haine. Le temps de la rancune est passé et, depuis que je ne te vois plus, j’ai retrouvé le calme. Mais il est bon que tu le saches. Cette perpétuelle anxiété, cette crainte nerveuse du monde, ce morbide besoin d’éloges, cette naïve terreur de la maladie et de la mort, non, ce n’est pas là de la force, bien que les réactions que provoquent ces troubles (et qui sont tes romans)[69], en donnent l’illusion à tes disciples.
Fort? Comment le serais-tu, toi si vulnérable que l’échec d’un livre te rend malade, et si vain que le moindre éloge d’un sot te fait aussitôt douter de sa sottise? II est vrai que, deux ou trois fois dans ta vie, tu as combattu pour des idées. Mais c’était après de patients calculs et parce que tu ne doutais plus de leur triomphe. En un de tes rares moments de confiance, tu m’as fait jadis un aveu que ta prudence dut aussitôt regretter, mais que ma rancune a soigneusement engrangé:
„Plus un écrivain vieillit“, m’as-tu dit, „plus ses opinions doivent être avancées. C’est le seul moyen de conserver avec soi les adolescents“.
Pauvres jeunes hommes! Ils n’imaginaient guère, quand ils s’enivraient, avec une si naïve passion, de tes Messages, l’artificielle ferveur et le méticuleux machiavélisme[70] avec lesquels tu les avais composés.
Ni fort, ni viril… Oui, il faut aussi dire cela, si cruel que cela puisse paraître. Tu ne fus jamais un
amant, cher Jérôme. Après notre divorce, j’ai trouvé l’amour physique; j’ai appris à goûter sa paix, sa plénitude, et les belles nuits où une femme s’endort, comblée, aux bras d’un homme vigoureux. Tant que j’ai vécu avec toi je n’ai connu de l’amour que de tristes simulacres, de pitoyables parodies. Te ne soupçonnais pas ma disgrâce; j’élis jeune, assez ignorante; quand tu me disais qu’un artiste doit être ménager de ses élans, je te croyais. Au moins aurais-je voulu dormir près de toi; je souhaitais la chaleur d’un corps, un peu de tendresse, un peu de pitié. Mais tu fuyais nies bras, mon lit, jusqu’à ma chambre. Tu ne soupçonnai même pas ma détresse. Tu ne vivais que pour toi, pour ce bruit autour de ton nom, pour cette curieuse émotion qu’exilait chez tes lectrices un personnage qui, tu le savais pourtant, n’était pas toi. Trois lignes hostiles dans un journal t’inondaient bien plus que les souffrances d’une femme qui t’aimait. Si je t’ai vu quelquefois occupé de moi, c’était les jours où des hommes politiques, des écrivains dont l’opinion t'importait, t’avaient promis de venir prendre un repas chez nous. Alors tu souhaitais me voir brillante. La veille de ces visites, tu parlais longuement avec moi; tu ne m’opposais plus le travail sacré; tu m’expliquais ce qu’il fallait, et ce qu’il ne fallait pas dire, et les manies vénérables de tel critique puissant, et les gourmandises du tribun. Tu voulais ces jours-là que notre maison parût pauvre, parce que telle était ta doctrine, et que notre chère fût savoureuse, parce que les grands hommes sont des hommes.
Te souviens-tu, Jérôme, du temps où tu as commencé à gagner de l’argent, beaucoup d’argent? Tu en étais à la fois très heureux parce que tu es au fond du cœur un petit paysan français, affamé de terres, et un peu gêné parce que tes idées s’accommodaient mal de la richesse. Ah! que j’ai été alors amusée par les transparentes roueries auxquelles avait recours ton avidité pour rassurer ta conscience: „Je donne presque tout“, disait-tu. Moi qui voyais les comptes, je savais ce que tu gardais. Quelquefois je te glissais avec une apparente candeur:
— Mais tu deviens très riche, Jérôme!.. Tu soupirais:
„Je déteste ce régime… Hélas! Tant qu’il existe, il faut bien s’y adapter“.
Malheureusement, la mode étant de le combattre, plus tu l’attaquais, plus tu t’enrichissais. C’était un très cruel destin. Pauvre Jérôme! D’ailleurs il faut reconnaître que ton orthodoxie devenait impeccable dès qu’il s’agissait de moi. Il m’est arrivé, quand je t’ai vu millionnaire, d’avoir, comme toutes les femmes privées d’amour, envie de luxe, de fourrures, de bijoux. J’avoue que tu m’as toujours opposé la plus vertueuse résistance:
„Un manteau de vison!“ disais-tu. „Un collier de perles! Toi! Y penses-tu! Ne devines-tu pas tout ce que diraient mes ennemis si ma femme devenait semblable à ces bourgeoises dont les portraits satiriques m’ont rendu célèbre?“
Oui, je le devinais. Je comprenais que la femme de Jérôme Vence ne devait pas être soupçonnée[71]. Je mesurais l’indécence de mes vœux. Il était vrai que tu avais, toi, pour hochets, des valeurs et des terres. Mais les comptes en banque sont invisibles tandis que les diamants brillent au soleil. Tu avais raison, Jérôme, comme toujours.
Encore une fois j’ai tout accepté, tout, et même ce dernier livre. J’entends autour de moi louer la hardiesse de tes opinions, ta bonté (tu es un des êtres les plus vraiment méchants que j’aie connus), ta générosité à mon égard. Je ne réponds rien. Parfois j’approuve: „Oui“, dis-je, „il m’a bien traitée, je n’ai aucun sujet de plainte“. Ai-je raison de te faire la part si belle?[72] Est-il sage de laisser grandir et se répandre cette flatteuse légende dont tu es le héros? Faut-il tolérer que des jeunes gens acceptent pour maître un homme que je connais et qui n’est pas un homme? Il m’arrive de me le demander. Mais je ne fais rien. Je n’écrirai même pas à mon tour un mémoire justificatif. A quoi bon? Tu m’as donné le dégoût des mots. Adieu, Jérôme.

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