Cinq-Mars Une conjuration sous Louis XIII


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Cinq-Mars - Alfred de Vigny - Ebooks libres et gratuits

Je vais être prince d’Enfer,
Mon sceptre est un marteau de fer,
Ce sapin brûlant est mon trône.
Et ma robe est de soufre jaune ;
Mais je veux t’épouser demain :
Viens, Jeanne, donne-moi la main.
N’est-ce pas singulier, mon bon général ? Et moi je lui réponds tous les soirs ; écoutez bien ceci, oh ! écoutez bien…
Le juge a parlé dans la nuit,
Et dans la tombe on me conduit.
Pourtant j’étais ta fiancée !
Viens… la pluie est longue et glacée ;
Mais tu ne dormiras pas seul,
Je te prêterai mon linceul.
Ensuite il parle, et parle comme les esprits et comme les prophètes. Il dit : « Malheur, malheur à celui qui a versé le sang ! Les juges de la terre sont-ils des dieux ? Non, ce sont des hommes qui vieillissent et souffrent, et cependant ils osent dire à haute voix : Faites mourir cet homme ! La peine de mort ! la peine de mort ! Qui a donné à l’homme le droit de l’exercer sur l’homme ? Est-ce le nombre deux ?… Un seul serait assassin, vois-tu ! Mais compte bien, un, deux, trois… Voilà qu’ils sont sages et justes, ces scélérats graves et stipendiés ! Ô crime ! l’horreur du ciel ! Si tu les voyais d’en haut, comme moi, Jeanne, combien tu serais plus pâle encore ! La chair, détruire la chair ! elle qui vit de sang faire couler le sang ! froidement et sans colère ! comme Dieu qui a créé ! »
Les cris que jetait la malheureuse fille en disant rapidement ces paroles épouvantèrent Richelieu et Laubardemont au point de les tenir immobiles longtemps encore. Cependant le délire et la fièvre l’emportaient toujours.
– Les juges ont-ils frémi ? m’a dit Urbain Grandier, frémissent-ils de se tromper ? On agite la mort du juste. – La question ! – On serre ses membres avec des cordes pour le faire parler ; sa peau se coupe, s’arrache et se déroule comme un parchemin ; ses nerfs sont à nu, rouges et luisants ; ses os crient ; la moelle en jaillit… Mais les juges dorment. Ils rêvent de fleurs et de printemps. Que la grand’salle est chaude ! dit l’un en s’éveillant ; cet homme n’a point voulu parler ! Est-ce que la torture est finie ? Et, miséricordieux enfin, il accorde la mort. La mort ! seule crainte des vivants ! la mort ! le monde inconnu ! il y jette avant lui une âme furieuse qui l’attendra. Oh ! ne l’a-t-il jamais vu, le tableau vengeur ! ne l’a-t-il jamais vu avant son sommeil, le prévaricateur écorché ?
Déjà affaibli par la fièvre, la fatigue et le chagrin, le Cardinal, saisi d’horreur et de pitié, s’écria :
– Ah ! pour l’amour de Dieu ! finissons cette affreuse scène ; emmenez cette femme, elle est folle !
L’insensée se retourna, et jetant tout à coup de grands cris :
– Ah ! le juge, le juge, le juge !… dit-elle en reconnaissant Laubardemont.
Celui-ci, joignant les mains et s’humiliant devant le ministre, disait avec effroi :
– Hélas ! monseigneur, pardonnez-moi, c’est ma nièce qui a perdu la raison ; j’ignorais ce malheur-là, sans quoi elle serait enfermée depuis longtemps. Jeanne, Jeanne… allons, madame, à genoux ; demandez pardon à monseigneur le Cardinal-Duc…
– C’est Richelieu ! cria-t-elle. Et l’étonnement sembla entièrement paralyser cette jeune et malheureuse beauté ; la rougeur qui l’avait animée d’abord fit place à une mortelle pâleur, ses cris à un silence immobile, ses regards égarés à une fixité effroyable de ses grands yeux, qui suivaient constamment le ministre attristé.
– Emmenez vite cette malheureuse enfant, dit celui-ci hors de lui-même ; elle est mourante et moi aussi ; tant d’horreurs me poursuivent depuis cette condamnation, que je crois que tout l’enfer se déchaîne contre moi !
Il se leva en parlant. Jeanne de Belfiel, toujours silencieuse et stupéfaite, les yeux hagards, la bouche ouverte, la tête penchée en avant, était restée sous le coup de sa double surprise, qui semblait avoir éteint le reste de sa raison et de ses forces. Au mouvement du Cardinal, elle frémit de se voir entre lui et Laubardemont, regarda tour à tour l’un et l’autre, laissa échapper de sa main le couteau qu’elle tenait, et se retira lentement vers la sortie de la tente, se couvrant tout entière de son voile, et tournant avec terreur ses yeux égarés derrière elle, sur son oncle qui la suivait, comme une brebis épouvantée qui sent déjà sur son dos l’haleine brûlante du loup prêt à la saisir.
Ils sortirent tous deux ainsi, et, à peine en plein air, le juge furieux s’empara des mains de sa victime, les lia par un mouchoir, et l’entraîna facilement, car elle ne poussa pas un cri, pas un soupir, mais le suivit, la tête toujours baissée sur son sein, et comme plongée dans un profond somnambulisme.

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