André maurois


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Bog'liq
André Maurois nouvelles

* * *
La guerre de 1914, dans toutes les vies, donna son coup de sabre. Beltara fut dragon, Fabert aviateur à Salonique, Lambert-Leclerc, après une blessure honorable, revint à la Chambre et décrocha un soussecrétariat d’Etat[162]. Chalonnes, après avoir été fantassin de deuxième classe dans mi dépôt, fut rappelé par la propagande[163] et termina la guerre rue François I. Quand nous fûmes démobilisés, Fabert et moi, il nous rendit de grands services, car nous avions perdu le contact avec Paris pendant notre longue absence, alors qu’il avait, au contraire, formé des amitiés nouvelles et puissantes.
Beltara avait été décoré au titre militaire[164]. Fabert l’était depuis longtemps. Lambert-Leclerc obtint de son collègue des beaux-arts que je fisse partie de la première promotion civile qui suivit l’armistice. Les cinq m’offrirent un petit dîner charmant (caviar, vodka, esturgeon) dans un des restaurants russes que la révolution communiste semblait avoir exilés. Des musiciens en caftan de soie jouèrent des airs bohémiens. Il nous sembla (était-ce un effet de la mélancolie de ces chants) que Chalonnes, ce soir-là, était un peu triste.
Je fis route avec Fabert qui habite mon quartier, et en remontant les Champs-Elysées[165], par une belle nuit d’hiver, nous ne pûmes parler que de lui.
—Pauvre Chalonnes! dis-je, tout de même, il doit être pénible à son âge, de voir derrière soi un passé parfaitement vide.
—Crois-tu qu’il s’en rende compte? me dit Fabert. Il est d’une si magnifique inconscience.
—Je ne sais pas. Je crois plutôt qu’il vit sur deux plans. Quand tout va bien, quand il est très invité,

très fêté, il oublie qu’il n’a rien fait pour ça. Mais, au fond, il ne peut ne pas le savoir. C’est une inquiétude toujours présente et qui doit surgir dès que la surface devient trop tranquille… Dans une soirée comme celle-ci où vous avez tous rappelé très gentiment mon œuvre, où j’ai essayé de vous répondre, comment ne verrait-il pas qu’il n’y a rien à dire de lui?
—Mais on peut concevoir un homme tout à fait dépourvu d’ambition et, par conséquent, de jalousie.
—Certainement, mais je ne crois pas que ce soit le cas de Chalonnes. II faudrait pour cela, ou bien être très modeste et se dire: „Ces choses ne sont pas pour moi“, ou très orgueilleux et penser: „Je ne les désire pas“. Chalonnes désire les mêmes choses que tout le monde, mais il est plus paresseux qu’ambitieux. Je t’assure que c’est une situation douloureuse.
Ce sujet nous occupa longtemps; chacun de nous le traitait avec une certaine complaisance. Par contraste avec tant de stérilité, notre propre fécondité nous devenait plus sensible et, de ce sentiment agréable, nous nous faisions une pitié pour Chalonnes.
Le lendemain, Fabert et moi nous allâmes voir Lambert-Leclerc au ministère.
—Nous voulons, lui dis-je, te parler d’une idée qui nous est venue hier soir après t’avoir quitté. Ne trouves-tu pas qu’il est désagréable pour Chalonnes de nous voir tous quatre décorés et de rester, lui, à l’écart? Cela n’a aucune importance? C’est entendu, mais rien n’est important: c’est un symbole. Et puis, justement, si cela n’a pas d’importance, pourquoi pas Chalonnes comme les autres?
—Moi je veux bien, dit Lambert-Leclerc, mais il faudrait des titres[166].
—Comment? protesta le ministre du fond du divan où il était étendu, je n’ai jamais dit cette platitude.
—Oh, pardon. J’en appelle à Fabert…[167] Tu as dit: „Il faut au moins l’apparence de titres“.
—Ça peut-être, dit Lambert-Leclerc. Je n’étais pas aux Beaux-Arts, je ne pouvais pas faire ce que je voulais, mais je vous ai dit que si Chalonnes voulait passer chez moi[168], dans la promotion du
ravitaillement, c’était très facile.)
—C’était idiot, continua le narrateur. Mais je te rends cette justice que tu n’as pas insisté. A la promotion Hégésippe Moreau[169], Chalonnes eut sa croix. En lui demandant de signer la demande, j’eus la maladresse de lui dire (parce que j’étais un peu agacé de voir qu’il semblait considérer la chose comme naturelle) que nous avions eu un peu de mal à enlever l’affaire[170].
—Vraiment? dit-il. J’aurais cru, au contraire, que c’était fort simple.
—Oui, si tu avais des titres…
Mais sa surprise fut si évidente que je détournai la conversation.

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