André maurois


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André Maurois nouvelles

RAZ DE MARÉE
—Lever le masque? dit Bertrand Schmitt. Croyez-vous vraiment qu’il soit souvent souhaitable de lever le masque? Je pense au contraire que, hors quelques amitiés merveilleuses et rares, ce sont les masques, et eux seuls, qui rendent tolérable la vie des communautés… Quand les circonstances font qu’une fois par hasard, l’un de nous révèle soudain toute la vérité à ceux auxquels il avait coutume de la cacher, il se repent vite de sa folle sincérité.
Christian Ménétrier intervint:
—Je me souviens, dit-il, d’une catastrophe en Angleterre… Une dizaine de mineurs s’étaient trouvés enfermés, par un coup de grisou, au fond d’une fosse… Après une semaine, ne croyant plus revoir le jour et se sachant condamnés, ils s’étaient abandonnés en une sorte de confession publique… Vous imaginez le ton: „Eh bien! puisque c’est fini, je ne veux pas mourir sans avoir dit…“ Puis, contre toute attente, ils avaient été sauvés… Jamais plus ils n’avaient voulu se rencontrer… Par instinct, chacun d’eux évitait des hommes qui en savaient trop. Le masque était remis en place, la société préservée.
—Oui, dit Bertrand… On peut concevoir d’autres réactions. Je me souviens d’avoir été, au cours d’un voyage en Afrique, le témoin tout involontaire d’une scène d’aveux bouleversante.
Il éclaircit sa voix et nous regarda tous avec un peu d’hésitation. Cela est étrange, mais Bertrand, qui a tant parlé en public, est un homme timide. II craint d’ennuyer. Pourtant, ce soir-là, comme aucun de nous ne faisait mine de lui enlever la parole, il se hasarda.
—Vous avez certainement tous oublié qu’en 1938 j’ai fait, pour l’Alliance Française, une tournée
de conférences en A. O. F., A. E. F. et autres territoires d’outre-mer…[277] Colonies anglaises, françaises, belges (en ce temps-là, ou disait encore colonies), j’ai été partout et ne l’ai pas regretté. Les visiteurs étaient rares dans ces pays et reçus royalement ou, ce qui vaut mieux, fraternellement… Je ne vous dirai pas le nom de la petite capitale dont je vais maintenant vous parler, car les héros de mon histoire sont encore vivants… Mes protagonistes sont le Gouverneur, homme de cinquante ans environ, visage rasé, cheveux argentés, et sa femme, beaucoup plus jeune, blonde aux yeux noirs, vive et spirituelle. Appelonsles Boussart, pour la commodité du récit. Ils m’avaient offert l’hospitalité au „palais“ qui était, parmi les rochers rouges, une grande villa de style génie militaire[278], meublée de manière originale, et j’avais passé chez eux deux jours de détente heureuse. Sur la table du salon, table d’ébène se détachant sur une peau de tigre, j’avais trouvé la Nouvelle Revue Française, le Mercure de France[279], les derniers romans. Au jeune aide de camp, le lieutenant Dugas, je fis compliment sur la tenue de la maison.
—Ma foi, dit-il, je ne suis pour rien dans ce qui vous a plu; c’est Mme Boussart… Fleurs et livres, voilà son domaine.
—Mme Boussart, demandai-je, est une „littéraire“?
—Bien sûr… Vous avez dû vous en apercevoir… Giselle, comme nous disons ici,
irrévérencieusement, a passé par l’Ecole Normale de Sèvres[280]. Avant d’épouser le Gouverneur, elle était professeur de lettres, à Lyon…[281] C’est là qu’il l’a revue, pendant un congé… Je dis revue, car il la connaissait; elle était la fille d’un des meilleurs amis du patron. Il l’a aimée; elle a accepté de le suivre ici. Il paraît que, de son côté, elle s’était depuis longtemps attachée à lui.
—Malgré la différence d’âge?
—II faut dire que le Gouverneur était alors très séduisant. Ceux qui l’ont approché avant son mariage racontent qu’il a eu de grands succès de femmes… Maintenant, il a vieilli.
—Ce type de mariage est dangereux pour les artères.
—Oh! ce n’est pas seulement ce mariage. Le patron n’a jamais eu la vie facile… Trente ans d’Afrique… Le climat, de constantes inquiétudes, un travail de chien… C’est un homme de grande classe, le patron… II y a dix ans quand il est arrivé ici, des tribus tout à fait sauvages habitaient cette immense
forêt. Elles crevaient de faim. Leurs sorciers les excitaient à s’entretuer, à se voler des femmes et des enfants, à faire à leurs idoles des sacrifices humains… Le patron a pacifié les tribus, les a groupées; il leur a montré qu’elles pouvaient cultiver ici le cacao…[282] Pas facile, je vous assure, de convaincre des gens qui n’avaient pas même l’idée de l’avenir, de planter des arbres qui ne rapporteraient que six ans après.
—Ils ne regrettent pas leur liberté, leur paresse? Quels sont leurs sentiments à l’égard du Gouverneur?
—Affection, ou plutôt vénération… L’autre jour, je l’ai accompagné dans une tribu très primitive… Le chef est venu s’agenouiller devant lui: „Tu m’as traité comme un fils fainéant“, a-t-il dit. „Tu as bien fait… Tu m’as réveillé… Aujourd’hui je suis riche…“ Ils sont intelligents, vous verrez, et faciles à instruire, si ou sait les prendre… Mais il faut être une espèce de saint pour s’imposer à leur respect.
—Et votre patron est un saint?
Le jeune lieutenant me regarda en souriant.
—Qu’est-ce qu’un saint? dit-il.
—Je ne sais pas… Un homme absolument pur.
—Ah! oui, le patron est ça… Je ne lui connais pas de vices, pas même de convoitises, sauf, peutêtre sur un point… Il est ambitieux, lion pour la gloriole, mais pour l’œuvre à faire… Il aime administrer et souhaite gouverner des territoires de plus en plus grands.
—Comme Lyautey, qui disait: „Le Maroc? Une bourgade… Il me faudrait le monde“[283].
—Exactement. Le patron serait enchanté d’être appelé à gouverner cette petite planète… Il le ferait mieux que les autres.
—Mais votre saint a été un Don Juan?[284]
—Saint Augustin[285] aussi… Péchés de jeunesse… Depuis son mariage, il est l’époux le plus exemplaire… Et Dieu sait pourtant si, dans sa position, les occasions ne manquent pas… Moi-même, qui ne suis que son ombre…
—Et vous en profitez?
—Je ne suis ni gouverneur, ni saint, ni marié… Je jouis des avantages de mon obscurité… Mais parlons de votre voyage, mou cher Maître. Vous savez que le patron a l’intention de vous accompagner demain, jusqu’à votre prochaine étape?
—Le Gouverneur m’a, en effet, offert de m’emmener dans son avion personnel, il a, m’a-t-il dit, une inspection à passer sur la côte, un monument à inaugurer… Est-ce que vous serez du voyage?
—Non… Il y a seulement, outre le Gouverneur et vous, Mme Boussart, qui n’aime pas laisser sou mari faire de l’avion sans elle, au-dessus de la forêt, le pilote et le commandant des troupes, le colonel Angelini, qui doit participer à l’inspection.
—Est-ce que je l’ai rencontré?
—Je ne le crois pas, mais il vous plaira… Il est brillant, amusant… Et un as[286] au point, de vue
militaire… Ancien officier de renseignements au Maroc, l’un des poulains[287] de votre Lyautey… Tout jeune colonel; grand avenir.
—Le voyage est long?
—Oh! non! Une heure de forêt jusqu’au delta, puis cent kilomètres de plage et vous y serez.
Le dernier dîner au palais fut agréable. Le colonel Angelini avait été invité, pour préparer le voyage. Ce lieutenant-colonel avait l’air d’un capitaine. Jeune de visage et de cœur. Il parla beaucoup et bien; c’était un esprit paradoxal, parfois agressif, très cultivé. Sur les mœurs des indigènes, sur leurs totems et leurs tabous[288], il en savait plus que le Gouverneur et, à ma grande surprise, Mme Boussart lui donnait la réplique avec compétence. Le Gouverneur écoutait sa femme avec une évidente admiration et, de temps à autre, me regardait à la dérobée pourvoir l’impression qu’elle produisait sur moi. Après le dîner, il
emmena Angelini et Dugas dans son bureau, pour régler quelques questions urgentes, et je restai seul avec „Giselle“. Elle était coquette et c’est, un jeu auquel je me prends facilement, mais, dès qu’elle fut en confiance[289], elle m’interrogea sur le colonel:
— Qu’en pensez-vous? me dit-elle. A vous, écrivain, il doit plaire. Il nous est bien précieux. Mon mari ne jure que par lui…[290] A moi, qui suis un peu ici une exilée, il apporte un air de France — et du monde… Si vous en avez l’occasion, faites-vous réciter des vers par lui… C’est une anthologie vivante.
—Voilà qui sera une ressource pour l’avion.
—Non, dit-elle, l’hélice couvre les voix.
Vers dix heures, le gouverneur et le colonel nous rejoignirent, mais on se sépara presque aussitôt car le départ du lendemain matin était fixé à quatre heures, pour raisons de température.
Quand le boy[291] noir me réveilla, le temps n’était pas beau. Un vent assez violent soufflait de l’Ouest. J’ai fait, dans ma vie, des milliers d’heures de vol et je monte en avion sans aucune appréhension. Pourtant je n’aime pas beaucoup ces voyages au-dessus de la forêt vierge, où se poser serait impossible et où, si par miracle on atterrissait dans une clairière, on aurait peu de chances d’être repérés par des sauveteurs. Je descendis déjeuner et trouvai Dugas à table.
—La météo[292] est mauvaise, dit-il d’un air soucieux. Le pilote a suggéré de remettre le voyage; le patron ne veut rien savoir; il dit qu’il a la baraka[293] et que d’ailleurs la météo se trompe toujours.
—Je l’espère, dis-je, car je dois faire une conférence ce soir à Batoka. Je n’ai pas d’autre moyen de transport.
—Le courage est ici trop facile pour moi, dit Dugas. Je ne suis pas du voyage… Mais je suis de l’avis du patron… Les catastrophes annoncées sont celles qui n’arrivent jamais.
Un instant plus tard, le Gouverneur et sa femme descendirent. Il était en uniforme de toile blanche,
sur lequel tranchaient les décorations. Mme Boussart, élégante, sportive, semblait la fille de son mari. Encore assoupie, elle parla peu. Au champ d’aviation (immense clairière taillée dans la forêt), nous trouvâmes le colonel qui regardait, avec un air d’ironique défi, un ciel de tempête.
Vous vous souvenez, me dit-il, des descriptions par Saint-Ex[294] des trous d’air en montagne? Les trous d’air eu forêt sont bien pires. Vous allez voir. Préparez-vous à danser… Vous devriez rester ici, Madame, ajouta-t-il en se tournant vers Mme Boussart.
—Il n’en est pas question, dit-elle avec force. Je resterai si tout le monde reste; je partirai si tout le monde part.
Le pilote avait salué le Gouverneur et s’était écarté avec lui de notre groupe. Je devinai qu’il plaidait en faveur d’une remise du voyage et rencontrait une résistance. Après un instant, le Gouverneur revint vers nous et dit sèchement:
—Embarquons.
Quelques minutes plus tard, nous volions au-dessus d’une mer d’arbres et le bruit des hélices rendait toute conversation difficile. Sous les coups de vent, la forêt frémissait comme le garrot d’un pur-sang. Mme Boussart avait fermé les yeux; j’avais pris un livre mais bientôt les sauts de l’appareil devinrent tels que je dus renoncer à ma lecture. Nous volions à mille mètres environ au-dessus de la forêt, parmi des nuages noirs, et une pluie épaisse enveloppait l’avion. La chaleur était lourde, pénible. De temps à autre, l’appareil tombait comme dans un puits et se recevait sur[295] des couches d’air plus dures, avec un choc si tort que l’on se demandait si les ailes y résisteraient.
Je n’essaierai pas de vous décrire ce voyage de cauchemar. Imaginez un ouragan de plus eu plus violent, un appareil cabré, un pilote tournant vers nous de temps à autre un visage anxieux. Le Gouverneur restait calme; sa femme n’ouvrait pas les yeux. Plus d’une heure se passa ainsi. Soudain le colonel me prit par le bras et me poussa vers le hublot.
— Regardez! cria-t-il à mon oreille, un raz de marée… Un ne voit plus le delta.
Ce que je vis était en effet extraordinaire. A l’endroit où s’arrêtait la masse noire des arbres, on ne voyait plus que la mer, une mer jaune comme si elle avait été tout entière chargée de boue. Un vent furieux la jetait à l’assaut de la forêt et on avait l’impression que celle-ci était en partie submergée. Toute plage avait disparu. Le pilote griffonna quelques notes au crayon et, se retournant à demi, passa le papier au colonel qui me le montra.
— „Aucun point de repère. Pas de signal radio. Ne sais où atterrir“.
Le colonel se leva et, titubant sous les chocs, s’accrochant aux sièges, alla porter le message au Gouverneur.
—A-t-il assez d’essence pour virer de bord[296] et rentrer? demanda celui-ci. Le colonel alla poser la question et revint:
—Non, dit-il calmement.
—Alors qu’il descende et voie si quelque île ou banc émerge encore. C’est notre seule chance. (Puis, à sa femme qui venait d’ouvrir les yeux:) N’ayez pas peur, Giselle; c’est un raz de marée; nous allons chercher à atterrir n’importe où. Là nous attendrons, que cette tempête se calme et qu’on vienne nous chercher.
Elle accueillit l’effroyable nouvelle avec une tranquillité déconcertante et stoïque. L’avion descendit très bas. Je distinguai nettement les énormes vagues jaunes et, dans une lumière fuligineuse, les arbres courbés par le vent. Le pilote suivait la côte à la lisière de la mer et de la forêt, cherchant une clairière ou une plage. Je ne disais rien, mais pensais que nous étions perdus sans remède.
„Et pourquoi?“ pensai-je. „Que suis-je venu faire en cette galère?[297] Parler pour deux ou trois
cents spectateurs indifférents?.. Quelle sottise que ces voyages si vains!.. Mais quoi? II faut bien mourir une fois. Si ce n’était ici, j’aurais rencontré un camion dans la banlieue de Paris, ou quelque microbe, ou une balle perdue…[298] Nous verrons bien“.
Ne croyez pas que je me vante eu vous décrivant ma résignation. La vérité est que j’ai, comme tout homme, l’espérance si fort chevillée au corps que je ne croyais pas, malgré l’évidence du danger, que la mort fût proche. Ma raison me le disait; mon corps ne l’acceptait pas. Le colonel était allé se placer à côté du pilote et, avec lui, fouillait des yeux l’océan jaunâtre. Je le vis étendre la main. L’avion vira sur l’aile[299]. Le colonel se retourna; son visage, jusque-là impassible, s’était illuminé.
—Un îlot, dit-il.
—Assez grand pour atterrir? demanda le Gouverneur.
—Je le crois…
Après un instant, il affirma:
— Oui, certainement… Allez-y, Bohec.
Cinq minutes plus tard, nous atterrissions sur un banc sablonneux, l’un de ceux du delta, sans doute, et le pilote avait si bien manœuvré, ou avait été si bien servi par le hasard, que l’avion était venu s’encastrer, se coincer entre deux palmiers, ce qui lui permettait de résister au vent. Celui-ci soufflait avec une telle force que sortir de l’appareil eût été impossible. Et d’ailleurs à quoi bon? Où aller? A droite et à gauche, cent mètres de sable humide. Devant et derrière nous, l’Océan. Nous étions sauvés pour l’instant; nous ne l’étions pas, sauf miracle, pour longtemps.
Dans cette situation quasi désespérée, j’admirai notre compagne. Elle était, non seulement, courageuse, mais calme et gaie.
— Quelqu’un a-t-il faim? demanda-t-elle. J’ai un paquet de sandwiches, quelques fruits…
Le pilote, qui nous avait rejoints dans la carlingue, dit qu’il serait, sage de ménager les provisions, car Dieu seul savait quand et comment nous serions tirés de là. Il essaya, une fois encore, de transmettre sa position par radio, mais ne reçut aucune réponse. Je regardai l’heure. Il était onze heures du matin.
Dans l’après-midi, le vent tomba un peu. Nos palmiers avaient tenu bon. Le Gouverneur s’assoupit. Moi-même je me sentais épuisé. Je fermai les yeux puis, involontairement, les entr’ouvris parce que je

venais d’éprouver une curieuse impression de chaleur et de force. Alors je surpris un regard échangé entre le colonel et Giselle, — qui se trouvaient à quelques mètres l’un de l’autre. L’expression de leur visage était si tendre, si abandonnée qu’elle ne laissait place pour aucun doute: ces deux-là étaient amant et maîtresse. J’en avais eu le pressentiment dès la soirée précédente, je ne sais trop pourquoi, car leur tenue semblait irréprochable. Je me hâtai de refermer les yeux et j’étais si fatigué que je m’endormis.
Je fus réveillé par une rafale, qui secouait l’appareil si fort que je le crus décroché de son fragile support.
—Que se passe-t-il? demandai-je.
—La tempête reprend et la mer monte, dit le pilote avec une sorte d’amertume. Cette fois, nous sommes bien perdus. Monsieur. Dans une heure, la mer aura noyé ce banc… et nous.
Il regarda le Gouverneur avec un air de reproche — ou de rancune — et ajouta:
—Moi, je suis Breton et croyant.. Je vais prier.
J’avais appris la veille, par Dugas, que le Gouverneur passait pour anti-clérical[300], par tradition politique, mais se montrait bienveillant pour les missionnaires, qui lui rendaient de grands services. Il ne réagit ni pour imiter son pilote, ni pour le blâmer. A ce moment on entendit un craquement: un coup de vent venait de fendre le palmier de gauche. La fin ne semblait plus qu’une question de minutes. Ce fut alors que Giselle, très pâle, avec une sorte de passion sublime, vint se jeter à côté du jeune colonel:
—Puisque nous allons tous mourir, dit-elle, je veux mourir dans tes bras. Tournée vers sou mari, elle ajouta:
—Je vous demande pardon, Eric… J’ai tout fait pour vous épargner cette douleur tant que… Maintenant c’est fini, pour moi comme pour vous… Je ne puis plus mentir.
Le colonel, frémissant, se leva et tenta d’écarter de lui cette femme hors d’elle-même.
—Monsieur le Gouverneur, commença-t-il…
Le vacarme de la tornade m’empêcha d’entendre le reste de sa phrase. Assis à deux mètres de là, le Gouverneur semblait fasciné par ce couple. Ses lèvres tremblaient, mais je ne savais s’il parlait vraiment, ou essayait en vain de former des mots. La blancheur terrifiante de son visage me fit craindre qu’il ne s’évanouît. L’appareil, qui n’était plus fixé au sol que par une aile, encastrée dans le palmier de droite, claquait dans la tempêté comme un drapeau.
Je n’aurais dû penser qu’au mortel danger où nous étions tous, à Isabelle, à ma famille, mais un spectacle si extraordinaire était sous mes yeux qu’il m’occupait tout entier.
A l’avant le pilote, agenouillé, tournait le dos au reste du groupe et murmurait des prières. Le colonel semblait déchiré entre un amour qui lui commandait de refermer ses bras sur la femme suppliante, et la douleur d’humilier un chef que, très évidemment, il vénérait. Quant à moi, ramassé sur moi-même pour résister aux secousses, je faisais de mon mieux pour m’isoler de ce drame et pour les gêner tous trois le moins possible. Je crois d’ailleurs qu’ils avaient oublié ma présence.
Le Gouverneur, en s’accrochant aux fauteuils, parvint à se rapprocher de sa femme. Il gardait dans ce terrible cataclysme, qui anéantissait à la fois son existence et son bonheur, une étrange dignité. Aucune fureur ne déformait son beau visage, mais ses yeux étaient humides. Quand il fut tout près, il s’appuya sur moi et dit, d’une voix que son extrême douceur rendait déchirante:
—Je n’avais aucune idée, Giselle, aucune idée… Revenez vous asseoir près de moi… Giselle! Je vous en prie… Je vous l’ordonne.
Elle avait entouré de ses bras le colonel et s’efforçait de l’attirer vers elle.
—Mon amour, disait-elle, mon amour, pourquoi résister? Tout est fini… Je veux mourir ma bouche sur la tienne… Mon amour, ne sacrifie pas nos dernières minutes à des scrupules… Tant qu’il l’a fallu, je t’ai obéi, tu le sais bien… Tu respectais Eric, tu l’aimais… Moi aussi… Oui, c’est vrai, Eric, je t’aimais!.. Mais puisque c’est la fin!
Je ne sais quelle pièce de métal, détachée par un choc plus fort, vint la frapper au visage. Une ligne de sang, très mince, se dessina sur sa joue.
Sauver les apparences! dit-elle amèrement… Que de fois tu m’as répété ces trois mots, mon amour… Et nous les avons sauvées, bravement… Mais maintenant?.. Ce ne sont plus les apparences qu’il faut sauver, ce sont ces pauvres, ces uniques minutes…
Puis d’une voix basse et sourde:
—Lâche, lâche! dit-elle à son amant. Nous allons mourir… et tu restes là, au garde-à-vous, devant un fantôme.
Son mari se pencha, un mouchoir à la main et d’un geste doux, adroit, essuya la joue sanglante. Puis il regarda le colonel avec une fermeté triste, sans rigueur. Je crus comprendre ce regard voulait dire: „Prenez cette malheureuse dans vos bras. Moi, je suis au-delà de toute souffrance…“ L’autre, atterré, semblait répondre de la même manière muette: „Non, je vous respecte trop. Pardonnez-moi“. Je croyais voir Tristan et le roi Mark[301]. Je n’ai jamais été le témoin d’une scène plus pathétique. On n’entendait
que le cillement du vent et, comme un lointain murmure, l’oraison du pilote; on ne voyait par le hublot que le ciel gris de plomb, la chevauchée des nuages déchiquetés, livides et, si l’on se penchait, les vagues jaunes qui montaient.
Puis il y eut un bref répit, et la femme accrochée au dolman de l’officier put se soulever. Avec une sorte de défit sauvage, elle l’embrassa pleine bouche. Il se défendit encore quelques secondes puis, cédant à la pitié ou au désir, et détournant enfin les yeux de son chef, il rendit le baiser avec passion. Le Gouverneur devint plus pâle encore, se laissa tomber en arrière sur le dossier et parut s’évanouir.
Un mouvement de pudeur, instinctif, abaissa mes paupières.
Combien de temps notre groupe resta-t-il ainsi? Je ne sais pas. Le seule chose dont je me souvienne avec certitude, c’est qu’après des minutes ou des heures je crus entendre, perçant la tempête, le bruit d’un moteur. Etait-ce une hallucination? Je tendis l’oreille et regardai autour de moi. Mes compagnons, comme moi-même, écoutaient. Le colonel et Giselle s’étaient séparés. Elle avait fait un pas vers son mari. Le Gouverneur se penchait vers le hublot. Le pilote, debout, mais à l’oreille, demanda:
—Vous entendez, monsieur le Gouverneur?
—J’entends. Est-ce un avion?
—Je ne crois pas, dit le pilote. C’est un bruit de moteur, oui, mais plus léger.
—Alors quoi? dit le colonel. Je ne vois rien.
—Peut-être une vedette de la Marine?

—Comment saurait-elle que nous sommes ici?
—Je ne sais pas, mon colonel, mais le bruit grandit. Ils se rapprochent. Le bruit vient de l’Est, donc de la côte… Mais regardez, mon colonel, ce point gris, là! là, sur les vagues… C’est une vedette.
Il éclata d’un rire hystérique!
—Mon Dieu! soupira Giselle, et elle fit un pas encore vers son mari.
Le visage collé au hublot, je voyais maintenant de manière très nette la vedette qui venait vers nous. Elle luttait, péniblement, contre la marée montante, disparaissait de temps à autre entre les lames, mais gagnait du terrain. Les marins mirent à nous atteindre un quart d’heure, qui nous parut interminable. Quand ils furent à portée et maintenus près de nous par une gaffe jetée dans le palmier, le transbordement devint le difficile problème. Les coups de vent qui secouaient notre appareil rendaient tout mouvement dangereux. La vedette elle-même faisait le bouchon[302] sur la mer. Enfin le pilote, ayant ouvert la porte, parvint à lancer une échelle de corde que les marins saisirent. Aujourd’hui encore, je ne sais pas comment nous pûmes embarquer sans qu’aucun de nous cinq tombât à la mer.
Enveloppés de cabans cirés, nous regardions notre avion, de la vedette, avec une terreur rétrospective. Pour qui le voyait du dehors, il était évident que ce prodige d’équilibre ne pouvait durer longtemps. Giselle, avec un calme surprenant, essayait de remettre de l’ordre dans sa coiffure, L’aspirant, qui commandait la petite embarcation, nous apprit qu’un guetteur avait vu notre avion se poser et que, depuis le matin, on cherchait à nous porter secours. Trois fois, la violence de la mer avait contraint les sauveteurs à renoncer. La quatrième fois, ils avaient réussi. Les marins nous apprirent aussi que le raz de marée avait fait de terribles dégâts dans les villages de la côte et dans le port de Batoka.
L’administrateur local nous reçut sur le quai. C’était un jeune fonctionnaire colonial, un peu effrayé par les problèmes que posait ce désastre. Mais le gouverneur Boussart, dès l’instant où il avait mis pied à terre, était redevenu „le patron“. Ce fut en chef de grande classe qu’il ordonna les mesures nécessaires. Il lui fallut le concours du colonel Angelini, pour organiser la coopération de la troupe aux mesures de sauvetage, et je fus frappé par la tenue des deux hommes. A les voir travailler à une tâche commune, nul ne se fût douté qu’il y avait entre eux des ressentiments et des remords. Mme Boussart avait été conduite à la maison de l’administrateur, où la jeune femme de celui-ci lui fit du thé et lui prêta une gabardine[303]. Après quoi elle voulut, elle aussi, travailler et s’occupa des blessés, des enfants.
—Quant à l’inauguration du monument, monsieur le Gouverneur, dit l’administrateur…
—On s’occupera des morts quand les vivants seront tons en sécurité, dit le Gouverneur.
De ma conférence, il ne pouvait être question. Je sentais que Ions les acteurs de ce petit drame avaient hâte de me diriger sur l’étape suivante. Il fut convenu que je la ferai en chemin de fer. J’allai prendre congé de Mme Boussart.
— Quel souvenir vous allez conserver de nous! me dit-elle.
Mais je ne sais si elle voulait parler du terrible vol ou de la tragédie amoureuse.

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